Il
y a deux ans, j'ai réalisé une interview pour le magazine Causette
(numéro 5) avec l'écrivain Virginie Despentes. Je voudrais partager
avec vous la version intégrale, sans les fameuses et parfois
nécessaires coupures d'édition.
Virginie
Despentes, vous considérez-vous une féministe et si oui, quelle
sorte de féministe?
Je
suis féministe, mais pas militante. Je manque d'enthousiasme et
d'affection pour mon prochain pour faire de la politique.
Après
quelques années de silence, certaines féministes américaines comme
Gloria Steinem, ont repris la parole pour accuser la société
américaine de machisme après l'échec d'Hillary Clinton. Selon
Camille Paglia, intellectuelle considérée comme féministe
pro-sexe, c'est le retour de la guerre des féministes. Croyez-vous
qu'en France cette oppositions d'idées dans le débat féministe
existe?
Je
ne me suis pas tenue au courant des déclarations de Gloria Steinem,
ni des commentaires de Camille Paglia. Accuser la société
américaine de machisme ne me parait pas déplacé, quoi que l'échec
de Clinton face à Obama n'en soit pas l'exemple le plus frappant, à
cause du charisme d'Obama, trop supérieur à la moyenne - races et
genres confondus.
En
France, les discussions se sont enlisées sur la contraception et
l'avortement. Aux États Unis, dans les années 80 et 90, les débats
féministes ont porté aussi sur les questions de travail sexuel, de
pornographie, de culture S/M, de critique des genres, etc. Ces
thèmes ont divisé les féministes, sans compter les interventions
fracassantes d'électrons libres type Paglia - qui n'est pas très
emblématique du féminisme pro-sexe américain. En France, à ma
connaissance, le grand débat récent qui a divisé les féministes,
c'est le débat sur le voile.
Dans
un passage de votre livre King Kong théorie vous dites: « il
faut de toute façon que les femmes se sentent en échec. Quoi
qu'elles entreprennent, on doit pouvoir démontrer qu'elles s'y sont
mal prises. Il n'y a pas d'attitude correcte, on a forcement commis
une erreur dans nos choix, on est tenu responsable d'une faillite qui
est en réalité collective et mixte. Les armes contre notre genre
sont spécifiques, mais la méthode s'applique aux hommes. »
Pourquoi selon vous le système fonctionne encore de cette
manière?
Parce
qu'on fonctionne sur le mode " les lois doivent garantir une
impunité maximale à ceux qui sont nés riches dans leur
exploitation du travail ou des vies de ceux qui sont nés pauvres",
et que pour le moment on n'en sort pas. Rien ne doit entraver la
jouissance du dominant. de la même façon que rien ne doit entraver
la brutalité de l'humain contre les espèces animales. La catégorie
dominant se définit par son droit à écraser une autre catégorie.
C'est pourquoi les hommes blancs geignent tellement en ce moment :
ils trouvent qu'on ne leur facilite plus assez la tâche, et que
c'est difficile dans ces conditions d'être un dominant.
Camille
Paglia affirme que les femmes ont besoin d'apprendre des techniques
d'expression et de présentation qui mélangent clarté, consistance
et dignité. Elle dit que dans des pays comme le Japon, certains
codes sociaux sont encore en vigueur et exigent de la femme un
comportement cordiale, ce qui va inévitablement la marginaliser.
Croyez-vous que nous pourrions dans ce cas là faire appel à la
virilité qui nous appartient? Selon vous, quels sont pour les
hommes les conséquences d'être coupés de leur féminité?
Je
comprends ce que raconte Paglia : on connaît toutes des gourdes
absurdes à qui on a envie de dire de se réveiller, un peu. Mais
Paglia parle essentiellement d'une féminité blanche américaine de
campus américain, c'est à dire des femmes jeunes et évoluant dans
un milieu privilégié. C'est une petite part de la population
féminine. On ne peut pas donner les mêmes conseils aux adolescentes
de Veaulx en Velin, ni aux quinquagénaires des chèques postaux, ni
aux gouines du marais, etc, etc. Et, à mon sens, les femmes dans
l'ensemble font déjà bien assez d'effort pour essayer de supporter
de vivre avec les hommes. ça serait bien que la réflexion circule,
un peu, et que les mâles commencent à s'interroger sur leurs
comportements, ne serait-ce que par ce qu'ils sont ridicules à
défendre leurs petits privilèges de chefaillons, et qu'on aimerait
bien voir ce que ça donnerait s'ils s'émancipaient un peu.
Après
autant d'années de post-féminisme, les femmes continuent a vivre en
conflit par rapport aux plusieurs rôles qu'elles jouent. Il y a une
solution visible? Est ce toujours un dilemme d'aspirer à avoir des
enfants et une carrière? La maternité dans cette affaire doit être
pensé de façon généralisée, Où comme un questionnement
individuelle?
La
maternité peut difficilement être un questionnement individuel, à
moins de vivre au fond d'une foret, très loin des villes et des
villages. Il me semble qu'on entend peu les femmes-mères se plaindre
de leur sort. Vu de l'extérieur, c'est très difficile à
comprendre, mais elles semblent se satisfaire des choses telles
qu'elles sont. Il n'y a pas de crèche, il n'y a pas de garde
publique de soir ou de nuit pour celles qui ont des horaires décalés,
les centres aérés sont chers et peu nombreux, les fournitures
scolaires sont chères, il n'y a aucune alternative à la famille en
cas de problèmes et le travail n'évolue pas en fonction des
responsabilités familiales, au contraire. Il est évident que la
maternité est un frein à l'ambition professionnelle, et il est
évident que la maternité reste une voie royale vers la
précarisation économique et sociale. La maternité est un pouvoir
politique absolu, il est incompréhensible que les jeunes femmes ne
se mettent jamais en grève du ventre pour réclamer le minimum de
structures de gardes, de médecine, d'apprentissage et de nourriture
qui sont dû aux enfants. Mais on n'entend jamais les jeunes femmes
déclarer "on n'en met plus un seul au monde tant qu'il n'y a
pas assez de crèches, ouvertes toute la nuit, on n'en met plus un
seul au monde tant qu'il n'y a pas un prof pour vingt élèves dans
tous les établissements". les femmes qui veulent se reproduire
ont un pouvoir politique tellement énorme qu'on ne comprend pas bien
pourquoi elles n'en usent jamais.
Pensez-vous
que la femme a peur de s'émanciper totalement, que, pour elle, cela
pourrait être synonyme de ne plus séduire? Ne plus avoir des
comportements inscrits depuis des siècles dans notre ADN?
Oublier
l'ADN : il n'y a pas aucun gêne de la putasserie. L'obsession
crétinisante de la séduction féminine est une invention récente,
qui va de pair avec la peur de l'impuissance masculine : "si je
ne fais pas un gros effort, le pauvre n'arrivera jamais à bander".
La sur-conscience de la séduction est une agressivité contre la
virilité, une façon de continuer à les traiter en petits garçons
qu'il faut aider pour tout faire, à qui il faut tout suggérer, à
qui il faut refaire les lacets des chaussures, etc, et qui seraient
bien incapables de sortir la stouquette ou de savoir quoi en faire si
maman et ses grès gros nibards ne l'y aidaient pas en sur-signifiant
qu'elle est d'accord.
Enfin,
en tous cas, si la femme ne s'émancipe pas, ça m'étonnerait qu'on
en trouve des traces dans son ADN....
l'État qui infantilise
ses citoyens, en intervenant comme vous dites dans toutes nos
décisions, pour notre bien, est le même qui infantilise les femmes.
Mais comment cette infantilisation se produit exactement? Est-ce
qu'on pourrait considérer qu'il y a un rapport entre cette quête de
jeunesse permanente et parfois désespéré et l'infantilisation de
la femme?
La
quête de jeunesse permanente est de plus en plus unisexe. c'est une
obsession morbide, et mixte. Ça reste plus difficile sur le plan du
réel pour une femmes de vieillir que pour un homme - sur le marché
du travail et de la séduction, mais je dirais que l'idée de
vieillir - passer de mode - perdre l'autorité - mourir est devenue
aussi insupportable pour les uns et les unes. Par exemple, les gens
qui passent à la télé, on voit bien qu'ils se font tous shooter au
botox, même quand leur boulot premier n'est pas du tout la
séduction. Ça doit pouvoir aller avec l'infantilisation, au sens où
on garde les gens - hommes et femmes - dans l'idée qu'ils sont
protégés, qu'ils ont des droits, qu'on leur veut du bien, qu'ils
sont entre de bonnes mains… et qu'ils n'ont pas trop d'effort à
faire., surtout pas celui de s'autonomiser ou de confronter la
réalité des grands.
Vous
habitez à Barcelone, finalement le changement de décor culturel
vous donne l'impression que les choses se passent autrement ailleurs?
Les
choses se passent autrement, ailleurs, indéniablement. Par exemple,
40 ans de Franquisme ont évidemment une incidence sur le féminisme.
Et la culture Flamenco produit des femmes plus torrides, brutales, en
colère et grandes gueules que les icônes de haute couture
parisienne. Heureusement que les choses se passent autrement,
d'ailleurs !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire