jeudi 6 octobre 2011

Virginie Despentes - Interview




Il y a deux ans, j'ai réalisé une interview pour le magazine Causette (numéro 5) avec l'écrivain Virginie Despentes. Je voudrais partager avec vous la version intégrale, sans les fameuses et parfois nécessaires coupures d'édition.

Virginie Despentes, vous considérez-vous une féministe et si oui, quelle sorte de féministe?
Je suis féministe, mais pas militante. Je manque d'enthousiasme et d'affection pour mon prochain pour faire de la politique.

Après quelques années de silence, certaines féministes américaines comme Gloria Steinem, ont repris la parole pour accuser la société américaine de machisme après l'échec d'Hillary Clinton. Selon Camille Paglia, intellectuelle considérée comme féministe pro-sexe, c'est le retour de la guerre des féministes. Croyez-vous qu'en France cette oppositions d'idées dans le débat féministe existe?
Je ne me suis pas tenue au courant des déclarations de Gloria Steinem, ni des commentaires de Camille Paglia. Accuser la société américaine de machisme ne me parait pas déplacé, quoi que l'échec de Clinton face à Obama n'en soit pas l'exemple le plus frappant, à cause du charisme d'Obama, trop supérieur à la moyenne - races et genres confondus.
En France, les discussions se sont enlisées sur la contraception et l'avortement. Aux États Unis, dans les années 80 et 90, les débats féministes ont porté aussi sur les questions de travail sexuel, de pornographie, de culture S/M, de critique des genres, etc. Ces thèmes ont divisé les féministes, sans compter les interventions fracassantes d'électrons libres type Paglia - qui n'est pas très emblématique du féminisme pro-sexe américain. En France, à ma connaissance, le grand débat récent qui a divisé les féministes, c'est le débat sur le voile.

Dans un passage de votre livre King Kong théorie vous dites: « il faut de toute façon que les femmes se sentent en échec. Quoi qu'elles entreprennent, on doit pouvoir démontrer qu'elles s'y sont mal prises. Il n'y a pas d'attitude correcte, on a forcement commis une erreur dans nos choix, on est tenu responsable d'une faillite qui est en réalité collective et mixte. Les armes contre notre genre sont spécifiques, mais la méthode s'applique aux hommes. » Pourquoi selon vous le système fonctionne encore de cette manière?
Parce qu'on fonctionne sur le mode " les lois doivent garantir une impunité maximale à ceux qui sont nés riches dans leur exploitation du travail ou des vies de ceux qui sont nés pauvres", et que pour le moment on n'en sort pas. Rien ne doit entraver la jouissance du dominant. de la même façon que rien ne doit entraver la brutalité de l'humain contre les espèces animales. La catégorie dominant se définit par son droit à écraser une autre catégorie. C'est pourquoi les hommes blancs geignent tellement en ce moment : ils trouvent qu'on ne leur facilite plus assez la tâche, et que c'est difficile dans ces conditions d'être un dominant.

Camille Paglia affirme que les femmes ont besoin d'apprendre des techniques d'expression et de présentation qui mélangent clarté, consistance et dignité. Elle dit que dans des pays comme le Japon, certains codes sociaux sont encore en vigueur et exigent de la femme un comportement cordiale, ce qui va inévitablement la marginaliser. Croyez-vous que nous pourrions dans ce cas là faire appel à la virilité qui nous appartient? Selon vous, quels sont pour les hommes les conséquences d'être coupés de leur féminité?
Je comprends ce que raconte Paglia : on connaît toutes des gourdes absurdes à qui on a envie de dire de se réveiller, un peu. Mais Paglia parle essentiellement d'une féminité blanche américaine de campus américain, c'est à dire des femmes jeunes et évoluant dans un milieu privilégié. C'est une petite part de la population féminine. On ne peut pas donner les mêmes conseils aux adolescentes de Veaulx en Velin, ni aux quinquagénaires des chèques postaux, ni aux gouines du marais, etc, etc. Et, à mon sens, les femmes dans l'ensemble font déjà bien assez d'effort pour essayer de supporter de vivre avec les hommes. ça serait bien que la réflexion circule, un peu, et que les mâles commencent à s'interroger sur leurs comportements, ne serait-ce que par ce qu'ils sont ridicules à défendre leurs petits privilèges de chefaillons, et qu'on aimerait bien voir ce que ça donnerait s'ils s'émancipaient un peu.

Après autant d'années de post-féminisme, les femmes continuent a vivre en conflit par rapport aux plusieurs rôles qu'elles jouent. Il y a une solution visible? Est ce toujours un dilemme d'aspirer à avoir des enfants et une carrière? La maternité dans cette affaire doit être pensé de façon généralisée, Où comme un questionnement individuelle?
La maternité peut difficilement être un questionnement individuel, à moins de vivre au fond d'une foret, très loin des villes et des villages. Il me semble qu'on entend peu les femmes-mères se plaindre de leur sort. Vu de l'extérieur, c'est très difficile à comprendre, mais elles semblent se satisfaire des choses telles qu'elles sont. Il n'y a pas de crèche, il n'y a pas de garde publique de soir ou de nuit pour celles qui ont des horaires décalés, les centres aérés sont chers et peu nombreux, les fournitures scolaires sont chères, il n'y a aucune alternative à la famille en cas de problèmes et le travail n'évolue pas en fonction des responsabilités familiales, au contraire. Il est évident que la maternité est un frein à l'ambition professionnelle, et il est évident que la maternité reste une voie royale vers la précarisation économique et sociale. La maternité est un pouvoir politique absolu, il est incompréhensible que les jeunes femmes ne se mettent jamais en grève du ventre pour réclamer le minimum de structures de gardes, de médecine, d'apprentissage et de nourriture qui sont dû aux enfants. Mais on n'entend jamais les jeunes femmes déclarer "on n'en met plus un seul au monde tant qu'il n'y a pas assez de crèches, ouvertes toute la nuit, on n'en met plus un seul au monde tant qu'il n'y a pas un prof pour vingt élèves dans tous les établissements". les femmes qui veulent se reproduire ont un pouvoir politique tellement énorme qu'on ne comprend pas bien pourquoi elles n'en usent jamais.

Pensez-vous que la femme a peur de s'émanciper totalement, que, pour elle, cela pourrait être synonyme de ne plus séduire? Ne plus avoir des comportements inscrits depuis des siècles dans notre ADN?
Oublier l'ADN : il n'y a pas aucun gêne de la putasserie. L'obsession crétinisante de la séduction féminine est une invention récente, qui va de pair avec la peur de l'impuissance masculine : "si je ne fais pas un gros effort, le pauvre n'arrivera jamais à bander". La sur-conscience de la séduction est une agressivité contre la virilité, une façon de continuer à les traiter en petits garçons qu'il faut aider pour tout faire, à qui il faut tout suggérer, à qui il faut refaire les lacets des chaussures, etc, et qui seraient bien incapables de sortir la stouquette ou de savoir quoi en faire si maman et ses grès gros nibards ne l'y aidaient pas en sur-signifiant qu'elle est d'accord.
Enfin, en tous cas, si la femme ne s'émancipe pas, ça m'étonnerait qu'on en trouve des traces dans son ADN....

l'État qui infantilise ses citoyens, en intervenant comme vous dites dans toutes nos décisions, pour notre bien, est le même qui infantilise les femmes. Mais comment cette infantilisation se produit exactement? Est-ce qu'on pourrait considérer qu'il y a un rapport entre cette quête de jeunesse permanente et parfois désespéré et l'infantilisation de la femme?
La quête de jeunesse permanente est de plus en plus unisexe. c'est une obsession morbide, et mixte. Ça reste plus difficile sur le plan du réel pour une femmes de vieillir que pour un homme - sur le marché du travail et de la séduction, mais je dirais que l'idée de vieillir - passer de mode - perdre l'autorité - mourir est devenue aussi insupportable pour les uns et les unes. Par exemple, les gens qui passent à la télé, on voit bien qu'ils se font tous shooter au botox, même quand leur boulot premier n'est pas du tout la séduction. Ça doit pouvoir aller avec l'infantilisation, au sens où on garde les gens - hommes et femmes - dans l'idée qu'ils sont protégés, qu'ils ont des droits, qu'on leur veut du bien, qu'ils sont entre de bonnes mains… et qu'ils n'ont pas trop d'effort à faire., surtout pas celui de s'autonomiser ou de confronter la réalité des grands.

Vous habitez à Barcelone, finalement le changement de décor culturel vous donne l'impression que les choses se passent autrement ailleurs?
Les choses se passent autrement, ailleurs, indéniablement. Par exemple, 40 ans de Franquisme ont évidemment une incidence sur le féminisme. Et la culture Flamenco produit des femmes plus torrides, brutales, en colère et grandes gueules que les icônes de haute couture parisienne. Heureusement que les choses se passent autrement, d'ailleurs !

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