mercredi 16 janvier 2013

C'est une chose étrange à la fin que le monde


Adeus ano velho (Adieu vieille année), Feliz ano novo (Heureux nouvel an), Que tudo se realize, no ano que vai nascer (que tout se réalise dans cette année qui va naître) Muito dinheiro no bolso (beaucoup d'argent dans la poche), Saude pra dar e vender (de la santé à en revendre).

Cette petite chanson est devenue, au fil des années, une espèce d’hymne emblématique du réveillon au Brésil. On la chante avec ferveur, histoire d’accueillir l'année qui arrive, les bras et le cœur ouverts. Il y a là une forme d'optimisme et de bienveillance envers la possibilité d'une meilleure année. 

J'ai toujours cru que ça en disait long sur nous autres et notre singulière manière de percevoir le monde. J'ouvre une petite parenthèse, pour souligner le fait que cette réflexion n'aurait pas vu le jour sans le recul nécessaire que ces années en France m'ont permis d'avoir. Si aujourd'hui j'ai de plus en plus de sympathie et de tolérance envers ma patrie, c'est grâce à ces années d'absence. On devient infiniment plus tolérant dans l'éloignement et les choses les plus agaçantes peuvent devenir touchantes. Aujourd'hui les télénovelas brésiliennes ne m'inspirent plus de mépris, mais une douce saudade et l'omniprésence du soleil au Brésil (jusque là négligée) me manque atrocement dans la grisaille de l'hiver parisien. 

Donc, cette petite musique entamée par des millions de brésiliens se mue en une sorte de prière dans ce moment où l'on fait nos adieux à une année désormais immuable et où l'on en voit naître une autre, pleine des possibilités. C'est, d'une certaine façon, un grand Welcome !
Et pour couronner nos bonnes intentions envers la nouvelle année, on fait appel à la bénédiction, on évoque et on célèbre un personnage très important dans l’imaginaire des brésiliens : Iemanja. Il s'agit simplement de La Majesté des Mers, La Dame des Océans, La Sirène Sacrée, la Reine des Eaux Salées, La Mère de tout les Orixas (divinités d'origine afro-américaines), celle qui protège les familles et les maisons. 

Nous lui offrons toutes sortes de cadeaux : de la nourriture, des miroirs, des parfums, des bougies et surtout beaucoup de fleurs. On ne se formalise pas trop, on dépose simplement tout ça au bord et dans la mer. C'est une cérémonie de nature spirituelle qui est pratiquée par les croyants et par les non-croyants (si, si, je vous assure qu'au Brésil le concept de laïcité a aussi sa place). La tradition fait que l'on se dirige au bord de la mer juste un peu avant minuit. De cette façon, au moment du décompte on est très nombreux et prêt a accueillir la nouvelle année. J'ai vécu ce rituel de nombreuses fois mais, petite, cette grande fête prenait des allures surréalistes et magiques. La foule, les feux d'artifice, les gens des tous horizons, les rires, la mer qui semblait conspirer en notre faveur en nous faisant cadeaux de puissantes vagues...
Vers minuit, on en saute sept et chaque saut s'accompagne d'un vœu. Tout ça entièrement habillé en blanc. Et tant pis si on est trempé, ça fait partie du jeu. 

Croyants ou pas, toujours est-il que les gens ont bel et bien incorporé ces traditions. L'explication m’échappe, mais je peux vous dire que c'est assez beau, émouvant pour les plus sensibles, très fédérateur et surtout très amusant.

Une fois en France, en entendant tout un flot de compliment sur le Brésil, je me dis que mon interlocuteur avait forcément passé un réveillon là-bas. D'où tant d'impressions positives. Je cite : « C'est un très beau pays », « Les gens sont tellement gentils, accueillants, optimistes... »
Je dois avouer que tant d'éloges me parurent un peu disproportionnées. 

Est-ce vrai que nous sommes comme ça ? Et par rapport à qui ? Quels sont les critères d'analyses ? Y a-t-il des études sociologiques, anthropologiques, ethnographiques à ce propos ?
Alors, je me suis mise à penser à notre passé historique et social, puisque cela détermine en partie la personnalité d'un peuple.

L’invasion du Brésil en 1500 par les portugais, les rapports qui se sont mis en place entre les européens et les autochtones, les années d'esclavage - et les millions de congolais, mozambicains et angolais kidnappés de chez eux - le métissage qui a résulté de tout cela, les relations que nous avons développées avec les pays frontaliers, les conflits que nous avons vécus... Notre histoire, quoi. Tout ce qui forge l'identité d'un pays.
Je m'excuse donc si mes conclusions paraissent simplistes, mais deux éléments de cette Histoire me semblent significatifs. Le premier concerne les deux Grandes Guerres. Nous avons été, si j'ose dire, relativement épargnés par leur violence. Comparativement aux peuples européens en tout cas. Et ça change considérablement notre rapport au monde. 

Le second concerne la religiosité, qui dans ces contrés lointaines se porte plutôt bien. Le syncrétisme au Brésil est très présent. Nous avons là-bas plusieurs religions qui cohabitent parfaitement. Pas question de se disputer à propos d'un sujet si sensible. On vit ses croyances de manière décomplexée et maintes fois on les marie à sa propre sauce.
Inutile de dire que l'individu qui a le droit de vivre sa religiosité à sa manière sera infiniment plus épanouit que celui qui est contraint de la vivre selon des dogmes imposés. Le manque de conflit (religieux) est alors un facteur non négligeable prompt à engendrer une forme de sérénité. 

Malgré cela, le Brésil est un pays dont le lot de misère, de corruption, de malheur et de barbarie (qui découle de l'aberrante pauvreté de certains et de l'immense pouvoir d'autres) rend souvent la vie de ses citoyens assez âpre. Tous ces facteurs exercent une influence à l'échelle de notre psychisme collectif. Heureusement que le soleil est là pour alléger nos peines. Toujours est-il que je ne trouve pas la réponse qui justifierait cette allégresse un peu mélancolique, cette légèreté mystérieuse, ce je m'en foutisme brazuca. Pourquoi avons nous cette idée subjacente que « dias melhores virão » (des meilleurs jours viendront) ? Nous sommes le résultat d'un improbable mélange entre l'Amérique et sa notion du mérite et le réalisme fantastique sud-américain, où tout est littéralement possible. Incongru, dites-vous ? Sans doute. Mais avec un certain style, une certaine poésie, qui me fait penser au poème d'Aragon, « C'est une chose étrange à la fin que le monde... »