Depuis
quand partir est devenu un projet ? À quel moment et dans
quelles circonstances le rêve d'aller vers d'autres contrées a vu
le jour ? Pourquoi l'exode devient chez les uns une nécessité
absolue, quand chez les autres cela s'avère une punition ?
Ces
questions font depuis bientôt dix ans partie de ma vie, puisque
depuis presque une décennie je suis devenue une immigrante ou une
étrangère. Quand on vit dans un autre pays, lorsqu'une conversation
s'engage, il y a obligatoirement La question qui nous est posée :
« pourquoi êtes vous parti(e) ? ». Au
fil des années j'ai remarqué, que les réponses esquissées
sont toujours différentes les unes des autres. Voici donc un essai
de réponse un peu plus précise.
Quand
j'avais quinze ans - et aucun projet concernant mon avenir - par
coquetterie, je me suis inscrite au cour de français. On étudiait
la vie d'un personnage, un jeune homme qui aimait se balader à vélo
au Bois de Boulogne. Sympathique et naïf, il déboulait à Paris
prêt à découvrir la ville Lumière et ses habitant mythiques.
Jean Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Albert Camus, François
Truffaut, Catherine Deneuve...Ce personnage m'a sacrément marquée,
car il avait le charme du vagabond qui vivait et se laissait vivre.
J'ai
donc fait deux ans de cours de langue française, trois heures par
semaine. Mon professeur était jeune, charmant et habité par l'amour
de cette langue. Dans mon imaginaire il représentait l'image que je
me faisais de l'homme français : intello (à cause de son col
roulé), drôlement intelligent, et un brin mélancolique. Je nageais
dans dans la caricature.
J'ai
peu appris de la langue, car j'étais ce qu'on appelle joliment un
cancre. En revanche, l'ambiance sérieuse et extravagante me plaisait
davantage. Pourquoi extravagante ? Parce que pour un cancre,
s'inscrire à un cours de langue extra-scolaire est forcément à la
limite du bon sens.
Mais
je m'égare ...
Douze
ans plus tard, on m'a offert un joli cadeau pour célébrer la fin de
mes études universitaires. Par pur hasard, ou le destin (qui
sait ?), j'avais une grande amie qui habitait à Paris. Le choix
du voyage a ainsi été tranché. Je ne me suis pas renseignée, je
n'ai pas eu la moindre tentation d'acheter le Routard, je n'ai pas
révisé mes connaissances de la langue. J'ai vécu cet événement
comme si c'était une évidence. Mon cadeau comprenait l'équivalent
d'un séjour de trois mois à Paris (un cancre qui réussit à finir
ses études universitaires doit être largement récompensé). J'ai
vécu ces quelques jours de préparation du voyage avec un tel
détachement, que l'on aurait alors pu croire que cela m'intéressait
peu au prou.
En
vérité, ce soi-disant détachement était le déguisement d'un
sentiment (indécent) de réussite. Il ne fallait pas que mon
entourage s'aperçoive que j'étais absolument ravie de les quitter.
Dans
le taxi parisien qui me conduisait dans le 20ème, chez mon hôte, la
conclusion que j'avais franchi le seuil d'une existence pour en vivre
une autre à Paris avait l'air d'une libération. Non pas que ma vie
précédente avait été désagréable ou dépourvue d’intérêt.
Elle était juste bougrement prévisible. Je connaissais tous les
codes, les limitations, les possibilités. Pour mes amis et pour moi,
partir était le luxe absolu. On voulait voir ce qu'il y avait de
l'autre côté du miroir.
On était tous des Holden Caulfield rêvant
d'une vie d'aventures et de débauche. Devenir le personnage d'un
roman incroyable écrit par soi, faire confiance à la vie et,
pourquoi pas, à la chance. Vivre l'histoire racontée dans une
chanson. Faire le deuil d'un cocon aimé, mais trop connu et rangé.
J'ai eu immédiatement cette ville et les gens qui en font partie
dans la peau. Malgré moi, je n’arrêtai pas de comparer, de
confronter les choses que je reconnaissais et celles que je
découvrais. Je me répétais comme dans un mantra quelle chance
j'avais d'ignorer tout ça! J'avais tout a dépister, à dénuder.
J'ai adoré les serveurs grognons, les rames de métro ou je pouvais
entendre des langues autrefois insoupçonnables. Le mot cosmopolite
me paraissait trop faible pour décrire la sensation d'être au
centre du monde. Je me suis laissée convaincre par tout ce que je
voyais que j'étais là ou il fallait être. C'est vraiment agréable
de s'estimer heureuse, bénie par les dieux. De se dire que l'on est
exactement où on veut être, dans son paradis émotionnel. Et bla,
bla, bla...
Tout était projection, mais les sentiments de
satisfaction étaient fort réel. J'ai découvert que l'on pouvait
aimer un endroit comme on aime quelqu'un. Je me suis dit que j'allais
me reprogrammer et redevenir celle que j'aurais voulu tant être. Je
ne me suis jamais raconté tant de belles histoires. Il y avait chez
moi une note méconnue jusqu'alors, qui a sonné, et cette note a
libéré quelque chose qui me suffoquait. La beauté de cette ville,
la même beauté tant négligée par ceux qui y habitent. Voilà
tout.
Hélas,
j'ai l'impression que dans ce monde ô combien moraliste, ce serait
immoral d'affirmer que oui, on peut changer de continent, de pays, de
ville, d'entourage, en laissant derrière soi famille, amis et plans
de carrière simplement pour la beauté d'une ville. Parce qu'on a
élu un ville endroit de prédilection. Et parce que le monde devrait
être comme ça, les portes et les fenêtres grandes ouvertes...mais
là je m'égare définitivement.