jeudi 25 octobre 2012

De près, personne n'est vraiment normal


Avant de travailler comme femme de ménage, D. a bossé dans le textile. Elle aimait bien coudre, mais son dos n'était pas du même avis. D., qui était dotée d'une sagesse innée, n'était pas du genre à dissocier le corps de l'esprit. Elle a donc fini par se plier naturellement aux exigences de son corps.
Elle a ainsi commencé à travailler chez madame M. alors que la fille cadette de cette dernière devait bientôt accoucher. Depuis, dix-sept années se sont écoulées et D. travaille toujours au même endroit. Bien qu'elle ait arrêté ses études vers l'âge de 14 ans, et qu'elle n'ait pas de diplôme universitaire, n'importe quel savant pourrait jurer que D. possède un doctorat en psychologie familiale. Elle en a vu et entendu chez sa patronne...Au fil des années elle est devenue indispensable et inoubliable. La fille de madame M. - qui depuis, habite de l'autre coté du globe - regrette sa présence, sa gentillesse, son écoute et, plus que tout, sa cuisine.

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Dans l'imposant édifice résidentiel de 30 étages du centre ville, les gardiens et gardiennes formaient une bande à part. Ils étaient cinq : le plus jeune avait 27 ans et le doyen 74. Il y avait chez chacun d'eux une politesse naturelle qui frôlait le snobisme. Ils avaient un léger penchant pour les commérages, mais c'était une déformation professionnelle. Ils n'étaient pas plus caricaturaux que Pierre, Paul, ou Jacques, car comme disait Caetano Veloso, « de près, personne n'est vraiment normal ». Le plus âgé était charmant et assez élégant, les deux dames un peu quelconques, le plus jeune d'entre eux un très bon peintre, et le dernier un tantinet inquiétant à cause de son strabisme particulièrement marqué. Grâce à eux la correspondance était à jour, les copropriétaires ou locataires ne connaissaient pas des problèmes de clefs, et quand les résidents abusaient de l’alcool, ils savaient d’emblée que le lendemain tout les voisins seraient au courant. L'immeuble a connu son quart d'heure de célébrité quand l'un des comptables de la Mairie, (copropriétaire exemplaire, soit dit en passant) a été accusée de détournement de fonds. Si au départ, l’intérêt porté par la presse enchante nos amis gardiens, il devient trop intrusif au bout de quelques semaines. Le doyen décide, avec le soutien inconditionnel du syndic, d’empêcher la presse d'accéder aux locaux. Ce n'était pas beau à voir l'homme si distingué sortir de ses gonds. On l’appelle depuis, l’Incroyable Monsieur Hulk. 

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Il y avait ce lycée qui avait la réputation de ne jamais faire redoubler les élèves. Ceux qui étudiaient ailleurs et qui avaient des mauvaises notes déménageaient avant que le problème ne soit irréversible. C'était un aveu d'échec, bien entendu, même si ce lycée représentait dans l’imaginaire adolescent le dernier bastion pour rebelles. L'humiliation de faire appel à ce genre de secours était, par conséquent, mêlée à un certain sentiment d'aventure. A son premier jour de cours, Le Nouvel Élève fut foudroyé par une crise de timidité aiguë. Sa classe lui faisait davantage penser à un zoo, car il y avait quelque chose d'animal avec toute cette testostérone et ces hormones. Il y avait aussi les cris de la foule et les rires. La classe était composée d'une trentaine d'élèves décomplexés et désintéressés. À l'évidence, ils ne voulaient pas rattraper quoi que ce soit, mais simplement exister et garantir, si possible, une certaine place dans un palmarès social difficile à cerner. Le Nouvel Élève essayait par instinct de survie d'avoir l'air cool et détaché quand tout à coup un pet retentit de manière ostensible. Celui que l'on nommait Dorival fut gentiment attaqué par ses camarades. Encore une fois, Dorival ? Mais t'as bouffé un rat mort ou quoi? Dorival, enfin, arrête toi un peu ! » Une réaction en chaîne s'en suivit, les gens s'excitaient de plus en plus, et désormais, toute la classe s'adressait à lui.
Dorival qui avait une classe internationale malgré ses oreilles décollées, et qui était l'incarnation même (beaucoup plus que Mitterrand) de la force tranquille, souriait avec douceur. Il ne nia ni acquiesça pour autant. La situation imposait un certain respect, car il faisait face à tout ses camarades déchaînés...
Dorival demeure, malgré les années écoulées, l'un des héros du Nouvel Élève. Il renonça à la tentation de corriger ses oreilles beaucoup trop décollées, lors de la vague de chirurgie esthétique qui eut lieu dans les années 2000. Il est resté tel qu'il était et c'est d'une classe absolue.