lundi 24 septembre 2012

Éloge de la saudade 





Dans les multiples langues employées par l'homme (les linguistes sont d'accord sur le nombre 6000) il existe des mots magiques qui traduisent avec maestria des sentiments, des situations, des images, des attitudes qui peuvent être très difficiles à décrire. 

Et il y a les chasseurs des dits mots. De drôles d’oiseaux qui aiment avec fidélité aller fouiller dans toute une panoplie littéraire le mot exact, parfait, rond. Et, si possible, poétique.
Si toutefois j'adhère à une telle quête, j'admets que je n'arrive que rarement à me sortir d'affaire honorablement. Mais il y en a qui y parviennent très bien. Pire, il y a ceux qui arrivent à le faire en jonglant dans plusieurs langues. Ainsi, pour s'exprimer de manière idéale, on aurait le droit de commencer une phrase en français et la finir en néo zélandais. On passerait d'un swing à l'autre, de la constellation verbale anglaise à la française et ainsi de suite (quoique pour une telle prouesse il faudrait d'abord être sacrément polyglotte. Déjà qu'on a un mal fou à parler correctement sa propre langue...) Mais (et il y a presque toujours un mais) si on cherche bien, on peut presque toujours trouver un mot parfait dans une seule et même langue. L'un d'entre eux est saudade. C'est un mot infini. 

Esthétiquement et phonétiquement sublime. Mais c'est dans sa puissance émotive qu'il excelle. Il peut donc être doux, suave, moelleux et incisif, profond, cruel, fatal. Il peut demeurer calme, sous contrôle, mais une fois que la saudade se déchaîne, elle peut faire de ravages. La saudade est une force de la nature, telle un volcan, un rez de marée, une tornade. Elle ne désigne pas seulement le manque de quelqu'un, de quelque chose ou d'un endroit. Elle est d'un tout autre ordre. C'est un contentement d'être triste dans le manque, sans en être pour autant masochiste.

 La saudade a été toujours conçue par et dans la beauté. Elle peut naître dans ces moments où l'on se reconnaît en quelque chose, ou en quelqu'un. On peut la sentir proche quand on lit Rilke ou Pessoa pour la première fois. Elle peut aussi se manifester lors d'un premier voyage au Vieux Monde. Ou quand on se rend compte de la puissance de la nature et on essaye de sauver une libellule minuscule (qu'on confond d'ailleurs avec un frelon) qui va se noyer dans un lagon, car elle a son aile cassée. Si la saudade était un genre musical elle ne serait pas le fado mais la bossa nova, car sa mélancolie est solaire avant tout. C'est n'est pas simplement de l'identification, c'est aussi de l’appartenance. Et on en pleure, mais ce n'est pas si désespérant, c'est juste déchirant de beauté. 

La saudade c'est aussi quand on souhaite de toutes nos forces devenir le personnage d'un livre que nous aimons et qui a été, (c'est certain) écrit pour nous. Où quand on est jeune ado, dans la salle de cinéma, la magie s’opère et en sortant de la séance on est fou amoureux du personnage principal. C'est aussi quand on tombe en amour, et malgré toute la radicalité sans concession de ce sentiment, on sait qu'on se décevra mutuellement, mais que pour rien au monde on s'en passerait. Quand on quitte un pays parce qu'on a envie d'ailleurs, qu'il ne nous manque absolument pas à un tel point que ça frôle l’indifférence, jusqu'au moment ou dans une supérette déprimante on entend une chanson qui nous fait plier, parce que nous venons de comprendre que l'on vient de quelque part quand même et que ce n'est pas négligeable. 

Et on revoit des visages aimés auparavant, on sent des parfums jusque là oubliés, et la saudade se met en route, vorace et avec une efficacité à toute épreuve elle fait son travail. Elle nous raconte beaucoup sur nous même, et il n'est jamais question d'une vague nostalgie sépia, ce ne sont pas d'ailleurs des souvenirs, c'est sont des retrouvailles avec soit même. Et comme il s'agit d'un mot si sophistiqué, il est aussi paradoxal, car il est parfait pour décrire un sentiment, indescriptible, inénarrable, infini.